19.3.12

1004 . La politique en transe haine

1. Petite rue

C'est ce joli quartier, à deux pas de chez nous, où je me promène parfois le dimanche ; chaque fois je pense qu'on dirait un village, que j'aimerais une maison dans ces rues où alternent les quasi-fermes et les villas d'architecte. Il y a quelques mois, j'ai remarqué par hasard cette grande grille, réussi à déchiffrer derrière elle un panneau indiquant qu'il s'agissait d'une institution juive.
Ce matin, la grille est ouverte à la une des journaux.
Quelques jours plus tôt, des militaires abattus dans la rue - on apprend qu'outre leur métier, ils avaient en commun "d'appartenir à la diversité" comme le dit avec élégance un général. Avec beaucoup moins d'élégance, un ministre suggère "qu'il n'y a pas que des Français en France" et qu'il faudrait sans doute chercher le meurtrier - apparemment un seul et même homme - dans les rangs des étrangers pas de chez nous.
Finalement, d'où je suis, ce même lundi matin, j'ai l'impression que les imprécations racistes et haineuses de l'extrême-droite, reprises avec entrain dans la campagne du président sortant, ont fini par porter leur fruit abject.

2. Doutes en direct

Et nous voilà accrochés au fil d'actualité tandis que les sirènes retentissent par la fenêtre ; plissant la bouche lorsqu'on apprend quelles personnalités vont se rendre sur place - agacés quand il s'agit de l'omniprésident, fatalistes quand c'est son quasirival qui s'annonce.
Puis, au fil des statuts sur les réseaux sociaux, je m'aperçois avec horreur qu'une partie de moi souhaite que le meurtrier soit bel et bien un Breiwik local - et non, comme le craignent certains, un intégriste islamiste.
Le nez sur la blessure, j'ai l'affreuse impression qu'une partie de l'élection à venir, et donc du visage du pays, de l'Europe et du monde, sera affecté par cette différence, infime au fond - la haine de l'autre et la folie n'ont pas de couleur.
Un tireur d'extrême-droite : nous nous en prendrions à ceux qui répandent ces idées. Nous ravirions de les voir chuter dans les sondages.
Un tireur intégriste : nous décréterions (je parle de nous, les gens de gauche qui pensons que le monde sera meilleur en partageant nos intelligences, nos sensibilités, nos faiblesses et nos forces, nos cultures) qu'il s'agit d'un cas isolé, et nous désolerions que les droitistes s'en servent pour justifier des mesures sécuritaires amenant à davantage d'exclusion.
J'écris sous un ciel jaune, dans cette incertitude où je lis un signe fondamental des limites de notre pensée binaire, du bien opposé au mal.
Je dormais ce matin quand on tuait à cent mètres de chez moi des enfants de l'âge des miens.
J'ai envie de sortir dans la rue quand la justice aura fait son travail, et de marcher avec tous ceux, quelles que soient leurs convictions politiques, leurs origines et leur histoire, qui savent que seule la solidarité et l'acceptation de l'autre permettent de lutter - souvent mal, souvent trop tard, mais il en va ainsi des catastrophes - contre la folie meurtrière et la haine.

3. Des mots, déjà
 
Tragédie, dit l'un.
Je pense que le terme désigne d'abord une pièce de théâtre, une mise en scène - la représentation de la fatalité, de la sanction qui s'abat sur l'orgueil démesuré des hommes. Au micro d'une radio, un témoin dit que c'était "comme au cinéma". Je me prends à rêver d'une arrestation immédiate, d'un tueur repéré, cerné, désarmé (une partie sombre de moi exige, comme dans les histoires, qu'on abatte le monstre).

Déjà, nous nous éloignons de l'insupportable réalité ; nous faisons de notre mieux pour la comprendre, pour lui donner un sens - un autre sens que celui que le meurtrier lui a attribué dans ce que nous nommons sa folie.

J'espère, dit une correspondante, qu'il s'agit d'un acte isolé. Je ressens à nouveau cette crainte de l'insurrection, de la guerre haineuse propagée autour des délires de quelques-uns (et qui me fait tout autant me méfier du concept de révolution). Oui, on dirait bien qu'il s'agit bien d'un seul homme, formé à l'utilisation des armes, agissant avec détermination et sang-froid. Un monstre.  Un fou.
Un être humain.


4. Badaud

J'hésite à me lever de mon siège, traverser les deux rues qui me séparent des lieux du drame. A aller voir ce que la presse instantanée sur internet n'est pas assez rapide à me fournir, peut-être tenter de réconforter, de partager mon indignation, ma volonté de justice et de paix. Je me retiens : je ne pourrai que gêner le travail des enquêteurs. Quelques hommes politiques, en revanche, jugent qu'ils seront utiles sur place. Ma douce se demande combien de policiers seront distraits de l'enquête pour assurer leur protection.

Une averse de grêle s'abat sur notre toit

5. Au fil des réactions

Alternativement, je tente de me remettre au travail et m'accroche au fil des actualités - avec un peu de honte à l'idée de ma curiosité morbide autant que de mon impuissance.

Une première nouvelle tombe ici, pointant les responsabilités de ces meurtres sur les milieux de l'extrême-droite. Une première piste d'explication, rationnelle - logique. Quelque part, j'en suis soulagé, même si cela ne change rien au drame.

Je me sens en colère, peut-être plus contre l'exploitation politique du drame (or, que fais-je d'autre à écrire ?) que contre son auteur (quand j'imagine celui-ci, c'est la peur qui prend domine).

J'ai l'impression que le tissu du quotidien s'est déchiré ce matin, ouvert sur une folie violente et haineuse. Et je me souviens des paroles d'un ministre norvégien, qui décidait de répondre au massacre d'Utoya par davantage de démocratie et d'humanité.Parce qu'il s'agit de nos seules armes.



6 commentaires:

Maryan Novel a dit…

On sera deux dans la rue ce jour-là. Même si c'est trop tard. Même si beaucoup ont l'impression que cela ne sert [servirait] à rien. Je me dis que cela aurait dû être fait depuis longtemps, même.

Quelqu'un [Michel Berger ? Luc Plamondon ? pas trop ma tasse de thé] a dit un jour, il y a longtemps, le monde est stoned. Il l'est. Définitivement. Et nous avec.

Anonyme a dit…

"cas isolé" : C'était déjà la défense de l'extrême-droite lors du cas Breivik : http://droites-extremes.blog.lemonde.fr/2011/07/24/le-cas-anders-behring-breivik-un-imaginaire-de-lone-wolf/

Kal a dit…

Moi qui n'habite pas à deux rues, mais dans la meme ville pourtant, je me (vous) pose une question : l'information omniprésente dans les journaux et chaînes d'infos françaises c'est que ce tueur (si c'est bien le meme) s'en prenait la semaine dernière aux militaires, et cette semaine à une école juive... Ah bon ? Il n'a pas juste assassiné de sang-froid des adultes qui avaient un travail et des enfants qui allaient à l'école ? Des êtres humains ? Non non il a tué des gens pas de France, c'est ça ?

Manu Causse a dit…

... et les adultes avaient été des enfants, évidemment...
Je me contente d'ausculter mes sentiments, et j'avoue que mon besoin de comprendre me pousse à vouloir identifier clairement les "cibles" afin de cerner la personnalité du tueur. J'ajoute que l'école en question se situe dans une rue relativement tranquille et que sa présence est assez discrète, ce qui semble exclure l'hypothèse d'un acte commis "au hasard".

Anonyme a dit…

... Assise confortablement et en sécurité sur mon canapé campée devant le poste de télévision, mes yeux et mes oreilles se demandant "réliité ou très mauvais rêve?". Je sens des larmes couler, mes larmes ... les "pourquoi" et "comment" assaillent mon cerveau ... Comment peut-on en arriver à de tels actes? Comment se fait-il que? Pourquoi tuer? Pourquoi et comment tourbillonnent.
Et ces larmes, mes larmes ... Qu'arrive-t-il à l'être humain? Sommes nous si supérieurs que cela à l'espèce animale? Que se passe-t-il? Qu'est ce qui ne tourne plus rond? tant de questions qui ne trouveront sans doute aucune vérité ...
Nous sommes devenus individualistes, tant que cela ne nous touche pas nous fermons les yeux ... l'autruche a bon dos!
Dès qu'il s'agit d'atteinte à des enfants, nous sommes indignés ... Parce que cela aurait pu être le nôtre ou celui d'un(e) ami(e) ou parent(e). Quand il s'agit d'un sans abris, d'une femme violée et/ou tapée, d'un homme suicide, d'un emploi non obtenu parce que le patronyme ne sonne pas bien ... bizarrement, l'indignation et la stupéfaction sont moindres ...
La solidarité et l'acceptation sont aux abonnés absents.
Nul besoin d'étiquette politique pour ETRE un être humain, juste AVOIR du coeur.

Kal a dit…

Je comprends tout a fait ton besoin à identifier, je suis dans le meme cas. Je t'avoue meme que le moindre bruit de scooter tout a l'heure en allant chercher mon pain m'a fait filpper...
Certes des enfants sont morts, des enfants juifs d'accord, et des militaires parachutistes nord africains et antillais si j'ai tout compris. Effectivement ça ne ressemble pas à du hasard...