14.12.10

909 - Témoin d'un accident (avec délit de fuite)

autoportrait sans le ventre
1) Chère madame l'assurance

Pour te montrer que je ne t'en veux pas d'augmenter tes tarifs, ce qui fait qu'il sera de plus en plus cher de se protéger et conséquemment de plus en plus cher d'être pauvre, je réponds à ta demande et te raconte ici ce dont je fus témoin le lundi matin de la semaine pénultième.



2) Il faisait beau ce jour-là

Et j'avais coupé par le parc. Le Parc Bonnefoy, qui ne s'appelle pas comme ça en vrai, mais je trouve joli qu'un parc et qu'un quartier porte le nom d'un poète.
Je revenais d'accompagner mon fils au métro. Tu sais, le grand, celui qui m'inquiète souvent par son côté taciturne, par ses yeux qui se perdent au fond de sa tête. Tu sais quoi ? Depuis quelques semaines entrée en 6e, changement naturel ou résolution des tensions intérieures, tout va mieux entre nous. Je l'avais accompagné à l'entrée de la station ; il avait choisi de prendre l'ascenseur et je l'ai laissé faire (même si je me dis parfois qu'un vrai père devrait l'obliger à faire de l'exercice).
Je l'ai laissé partir en presque souriant, malgré ce sentiment d'arrachage chaque fois que son dos se tourne et qu'il marche vers l'école.
Et puis je suis rentré chez moi, par la rue de Périole, juste derrière la gare. J'aime bien la poésie qui se dégage de ce monstre industriel. Je regardais les files de voitures, les conducteurs qui fumaient, toussaient, écoutaient des radios. Les moteurs puaient, les voitures au pas étaient des échardes de verre entre le lit matinal et le travail énervé. J'ai retraversé le parc, heureux à la pensée que cette vie-là était finie pour moi, que je m'étais sorti des embouteillages.
Au coin du parc, j'ai tourné dans l'avenue du Faubourg ; j'ai remonté sur le trottoir de gauche, devant le centre culturel et le parking des bicyclettes.
Et il y a eu ce bruit.
On dit "la tôle froissée", mais c'est en fait du plastique qui se déchire. On reconnaît quoi qu'il en soit le bruit d'une chute sur le macadam.
Je me suis retourné ; une dame, dans une voiture (une berline opel, beige métallisée, immatriculée dans l'Indre ou l'Isère, et qui venait de se faufiler dans le trafic en provenance d'une rue adjacente), regardait dans son rétroviseur. Elle a dû ne rien voir - moi-même, quand j'ai regardé derrière, je n'ai vu qu'un monsieur, dans une Peugeot gris métallisé.
Il m'a fallu quelques secondes pour distinguer, par terre, sur le goudron, une couleur orange, pas métallisée du tout ; un morceau de plastique, une calandre, celle d'un scooter qui gisait là. Des gens déjà ramassait une jeune fille - doucement, précautionneusement. J'ai vu qu'elle parlait, qu'elle semblait calme ; j'ai failli repartir vers chez moi.
Et puis bon, on ne sait jamais. J'ai un brevet de secourisme, après tout. Et puis qui sait, parfois les gens sont cons.


3) Les gens sont gentils (d'où le mot, d'ailleurs)

Il y avait une infirmière, qui constatait ; il y avait le monsieur de la Peugeot grise, dont les mains tremblaient sur le téléphone. Le scooter l'avait percuté par l'arrière, et il s'était garé un peu plus loin.
Il avait une tête, oserai-je le dire ? de petit patron de droite. De chef, en tout cas. Mais un chef qui tremble, un chef qui hésite, qui ne sait plus où donner de la tête, qui regrette déjà même si rien n'est de sa faute, il a juste ralenti pour laisser passer la dame à l'opel, le feu était vert, je suppose - ce type-là faisait humain. Tu me comprends, madame l'assurance ? Il faisait humain, pas pitié. Je lui ai proposé mon écharpe, il n'avait qu'une veste.
Un jour, près d'un carrefour, on m'a tendu un café avec deux sucres ; la voiture où je me trouvais venait de se renverser. Dans ma tête de gamin de 17 ans, j'ai vu, j'ai vraiment vu, je te jure, la mort qui allait m'arriver.  A 17 ans, la salope. Et le café avec deux sucres, une heure plus tard, en regardant les lumières bleues et rouges des pompiers, avait le goût de l'incroyable chance de vivre.
Depuis, quand un mec tremble, j'ai envie de le réchauffer

4) Pas de victime à déplorer

La jeune fille appelait sa mère, son père, le collège, son petit copain, que sais-je ? Elle parlait à son portable. Je me demandais si elle n'avait pas froid, assise sur le goudron.
Nous avons ramassé ses affaires, attendu les pompiers, déplacé son scooter Peugeot orange et son sac de collégienne*, attendu les pompiers, fait signe aux voitures de s'écarter, attendu les... non, les pompiers arrivaient, un seul, venu d'une intervention toute proche, puis un camion. Nous avons fait la circulation ; les pompiers ont dit qu'ils emmenaient la jeune fille. Entre temps, son petit ami et ses parents étaient arrivés - la mère en voiture, bien habillée, venant de la ville (avait-elle un mini 4x4, commerçante bourgeoise ?). Le père à pied, je crois. Je me souviens avoir pensé, à voir son visage, que c'était plutôt un beau-père, et pas forcément un type honnête. Oui, il était brun et bronzé, et j'ai peut-être été victime de préjugés oculaires ; mais sa façon de me répondre "C'est vous le papa ?" était un poil en retard, un poil décalée. Il na'vait pas l'air très inquiet, très concerné non plus.
Aucune importance. Le monde pouvait, comme la circulation dans le faubourg Bonnefoy, reprendre sa marche ; et moi repartir, le coeur léger.
J'ai pensé que les 2-roues étaient des dangers évitables.


(*au fait, madame l'assurance, dans cette direction il n'y a que deux ou trois collèges, dont un seul à mon avis impliquant que l'on emprunte le matin le Faubourg Bonnefoy en remontant vers l'Union)

5) Quelques temps plus tard

Je n'ai pas reconnu sa voix au téléphone ; calme, posée.Il m'a dit qu'il conduisait la Peugeot.
Je n'aime pas les 406, ça fait patron de droite.
Il m'a dit que la jeune fille était montée dans le camion des pompiers, ce matin-là, et que lui-même était reparti en voiture.
Je me demande quand ses mains ont cessé de trembler.
Et puis la jeune fille est descendue du camion de pompier. Elle est partie, avec son père et sa mère. Qui ont eu la délicatesse de ne donner ni leur nom ni leur adresse.
A cause du malus, je suppose. A cause des flics, ou des pompiers ? A cause d'une éducation déplorable, peut-être, d'une façon de chier dans la main que nous leur avions tendu.
Ou peut-être, si j'osais croire au monde, à cause d'un simple oubli.

6) Voilà, madame l'assurance, 

ce que je vis, ce lundi 30 novembre, en accompagnant mon fils à l'école.

Heureusement, il n'y a pas eu de blessé - sauf notre confiance au monde, et peut-être le portefeuille d'un patron de droite.
Que tu me demandes un témoignage pour ça, tu t'en rends compte, ça me fait plaisir. Les textes administratifs sont les textes qui perdurent le plus, je crois (c'est ce qu'indique le nombre élevé de requêtes menant à mon blog avec les mots "demande de recours grâcieux, ou les serments de Strasbourg, ou les archives des procès dans les petits villages).
En revanche, pour ce qui est de la hausse des tarifs, ce ne serait fort facile de la mettre sur le dos d'un couple de malhonnêtes, elle plutôt mignonne, grande, mince et brune (elle ne chantait pas) et lui, petit et brun, l'air suspect.



7) Une formule de politesse qui traduit à la fois mon respect de la chose écrite, de votre compagnie d'assurance et des rapports humains,

Et des bises,
vôtre.


PS : Je t'envoie quand même une attestation d'identité.
PPS : Tu as un joli nom, mais il ne faut pas agrafer excessivement les papiers à remplir et les enveloppes de retour, ça déchire tout...

8) Et une autre partie de moi, pendant ce temps, vient de réaliser

Super. Je viens de dénoncer une gamine pour qu'un type de droite se fasse rembourser des dégâts sur sa voiture de fonction. Tout ça parce que le père de la petite avait une tête qui ne me revenait pas.
C'est chiant, parfois, la morale.

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